invraisemblable de vérité
Monsieur Astre, professeur des écoles ?
— Euh oui… ça fait longtemps… j’étais plutôt instituteur…
— Oui. Monsieur Astre, instituteur ; c’est ça ; veuillez nous suivre.
— Enfin là je suis à la retraite… J’ai un peu perdu pied…
— Vous aviez un CP ?!
— Oui pendant 7 ans, aux alentours de l’an 2000…
— C’est ça ! Souvenez-vous :
Un jour, une de vos collègues était absente.
— Oui, peut-être, c’est arrivé…
— On a réparti ses élèves dans les classes.
— Oui, c’est comme ça qu’on faisait, et alors ?
— Vous avez donc eu la charge d’enfants qui n’étaient pas les vôtres.
— Oui, sans doute…
— Et vous vous êtes contenté de les surveiller, pendant que vous avez tranquillement continué à faire travailler vos petits CP ; pour eux pas de problème, le programme a été bouclé.
— J’espère…
— Mais pour les autres, c’est une autre histoire ! Il leur a manqué cette journée de classe, une page du programme qu’ils n’ont pas eu par votre faute ! Oui, parce que c’est vous : la maîtresse en charge de la classe était en congé, justifié par certificat médical, autorisation signée par l’inspecteur de l’époque, on a vérifié.
Regardez, on a rassemblé là, dans votre ancienne classe les jeunes gens à qui il manque cruellement la leçon que vous avez négligé de leur faire. Ils sont sur le point de passer un concours interne pour gravir un échelon important dans leur profession, ils ont besoin de vous ; ne les décevez pas.
Je vous laisse ; ne nous décevez pas.
Je me retrouve face à une classe de grands pantins que je ne connais pas. Le stylo à la main devant une feuille, silencieux, attentifs, à attendre quelque chose de moi. Aucun de leurs visages ne m’est connu sauf peut-être une ressemblance avec un petit-cousin de ma femme, en Corse. En tout cas, je ne reconnais aucun de mes anciens petits.
L’armoire aussi a changé. Ça n’est pas là que je vais retrouver quelque ancien cahier journal… En plus, ils ne m’ont rien expliqué, je n’ai pas de préparation, je n’ai plus aucune idée du programme à l’époque ; je ne sais même pas dans quelle section ils étaient, encore moins où ils en étaient…
Je suis si perturbé, troublé, torturé, que je me réveille… à moitié. Ce n’était qu’un rêve. Mais je n’en suis pas moins perturbé, troublé, torturé.
Souvent je fais des rêves troublants et invraisemblables, mais leur invraisemblance est tellement incohérente que je n’arrive pas à les mettre en ordre dans mon esprit pour les raconter. Là, l’invraisemblance trouble par sa cohérence ; c’est une invraisemblance troublante de vérité qui me rappelle mon vécu passé d’instit et sans doute le vécu présent des professeurs des écoles de maintenant.
Alors, je réfléchis. Pourquoi je n’ai pas appelé le syndicat ? La première des choses à faire, avant de me laisser amener dans cette classe (en plus, maintenant réveillé je vois bien que ce n’était pas la mienne ; ce n’était même pas mon école !) j’aurais dû appeler Nice ou Jean-Pierre ! C’est ça qui est invraisemblable ! Pourquoi je n’y ai pas pensé ? En tout cas, si je me rendors, que le rêve reprend, je sais ce qu’il me reste à faire : j’appelle les collègues du SNUipp.
Rêvé il y a quelque temps ; noté le 4 mars MMXXIII, fini après minuit (14/15 ventôse 231).
Confidentialité
Michel ASTRE, Poèmes et chansons pour les cinq saisons.